Cette pièce, composée et publiée en 1951, a eu une destinée où tout est singulier.

Henry de Montherlant

L’auteur pensait que son oeuvre serait accueillie avec réticence. Or, il a pu écrire qu’elle avait été, avec Port-Royal, celle de pièces qui avait été accueillie le plus chaleureusement, – en particulier par les femmes, alors qu’elle ne comprend pas un rôle féminin, et par les membres du clergé. A cet accueil avait beaucoup contribué un article de Daniel-Rops paru dans L’Aurore.

La Ville fut demandée par quatorze théâtres parisiens, deux théâtres de province, vingt théâtres étrangers, et de nombreuses troupes d’amateurs, parmi lesquelles plusieurs dirigées par des ecclésiastiques. La Comédie-Française , après en avoir fait faire une lecture devant le comité, à l’insu de l’auteur, la reçut, bien que le volume portât la mention : « il n’est pas dans les intentions présentes de l’auteur que cette pièce soit représentées » : cas sans doute unique dans l’histoire de la Comédie-Française.

L’auteur refusa La Ville à tous les théâtres, estimant d’une part que le sujet en était trop délicat pour être porté à la scène, d’autre part qu’il était très difficile de trouver des adolescents capables de la jouer.

Les propositions les plus surprenantes lui avaient été faites. Un régiment d’infanterie français voulait jouer la pièce, et en Allemagne, une théâtre de marionnettes !…

Il la refusa aussi à des cinéastes français, mais un groupe animé par la haute aristocratie anglaise lui proposa de confier la réalisation du film, qui serait fait en Angleterre, à un jeune cinéaste français, Alain Vigot, résident dans ce pays. Celui-ci lui présenta des courts métrages qui le convainquirent assez pour qu’il fût sur le point de donner son agrément, quand Alain Vigot mourut d’une crise cardiaque, à vingt-cinq ans.

Cependant un débat s’était institué tant dans la presse parisienne que dans les lectures-débats (toujours sans participation d’adolescents) faites en province et à l’étranger. La pièce devait-elle être jouée, et si oui, dans quelles conditions ? On suggérait qu’elle ne fût jouée que devant les membres de l’enseignement, ou que les rôles des enfants (quatorze et seize ans) fussent joués par des adultes, ou que le spectacle fût interdit aux moins de dix-huit ans… De l’ensemble des débats il résulta que 50% des spectateurs jugeaient la pièce parfaitement jouable, et 50% non.

L’interdiction de représentation fut levée pour trois groupements d’amateurs, l’un de Genève, l’autre de Liège, l’autre d’Amsterdam, qui à eux trois donnèrent de La Ville sept représentations. Le succès en fut partout très grand et sans réserves (1953-1955). Les représentations de Liège avaient été données sous le patronage de l’Université (très catholique) de Liège, et celle d’Amsterdam par les étudiants de l’Université d’Amsterdam. Cependant les étudiants de l’Université de Louvain, qui eux aussi voulaient jouer la pièce, se heurtèrent à l’opposition du recteur.

En 1953, Jean-Louis Barrault, qui avait été un des premiers à demander la pièce, la redemande pour inaugurer avec elle le « Petit Marigny ». L’auteur accepta, car il avait déjà remanié son texte, et on passa les auditions. Mais on renonça devant l’impossibilité de trouver un garçon, paraissant l’âge de seize ans, qui pût jouer le rôle de l’aîné des collégiens.

EN 1955, le nouvel administrateur de la Comédie-Française revint à la charge pour obtenir La Ville.

La même année, projet de donner la pièce au Théâtre Saint-Georges, où a été créé Fils de personne. Le metteur en scène sera Jean Meyer, qui vient de mettre en scène Port-Royal à la Comédie-Française. On passe des auditions et on ne poursuit pas.

En 1957, un enregistrement sur disques est édité par Pathé-Marconi. Donné deux fois à la Radiodiffusion nationale française, il rencontre lui aussi un succès unanime et sans réserves. Il reçoit le Grand Prix de l’Académie du disque Charles Gros.

Mais ici, nouvel incident singulier. Le nom d’un des collégiens, dans la première édition, était Sandrier. Un M. Sandrier s’en émut et menaça. Sur le conseil de son éditeur et de son avocat, l’auteur s’inclina et le nom fut changer en celui de Soubrier. Protestations, cette fois d’un M. Soubrier. L’auteur s’inclina encore. Il n’y eut pas de difficultés pour le volume, où le nom devin Souplier. Mais la maison Pathé-Marconi déclara que la modification du nom, sur disques (où il était répété quelque soixante-quinze fois), endommagerait la qualité de l’enregistrement. La vente des disques fut donc arrêtée après leur première édition. Or, l’émission radiophonique était faite à partir des disques, et les émissions radiophoniques durent être interdites non seulement en France, mais dans tous les postes étrangers susceptibles d’en faire une émission en direct ou à partir de l’enregistrement. Par la faute d’une seule personne, un auteur dramatique perdait – et de façon définitive – le bénéfice d’un enregistrement remarquable et de sa radiodiffusion. Ce dernier cas, lui aussi unique, mériterait l’attention tant des auteurs que des juristes.

En 1966, l’auteur jugea que les temps, en quinze ans, avaient suffisamment changé pour que la pièce pût être représentée, surtout dans un texte remanié de nouveau, où il aurait supprimé certaines phrases qui le gênaient, si elles ne gênaient pas une grande partie du public, et fait de notables additions. Cette version a été soumise à un ecclésiastique qui occupe un rang distingué dans la hiérarchie. C’est elle qui sera créée en décembre 1967 au Théâtre Michel, mise en scène par Jean Meyer.

Jean Meyer et Henry de Montherlant

Les représentations de la pièce restent interdites à l’étrangers, l’auteur tenant à ce que la seule interprétation et la seule mise en scène soient celles du Théâtre Michel.

Ce « texte de 1967 », que l’auteur considère aujourd’hui comme la seule version valable de sa pièce, est publiée en même temps en édition courante par les Editions Gallimard.

La Ville a eu trois éditions de luxe : illustrée de photos par Marcelle d’Heilly (Plon, édit. 1952) ; de lithos par Edouard Mac’Avoy (Société de bibliophiles « Hippocrate et ses amis », 1961) ; une troisième édition, de grand luxe, en paraît au moment de la création de la pièce, avec gravures en couleurs de Raymond Carrance, chez l’éditeur d’art Dominique Viglino (Bourg-la-Reine).

Le tirage de La Ville dont le Prince est un Enfant en langue française s’élève à 125.000 exemplaires dans la seule édition courante (sans qu’il y ait eu d’édition bon marché), ce qui est sans doute assez rare pour une pièce de théâtre qui n’a eu en tout que sept représentations données par des amateurs.

Simultanément parait dans « Le Livre de Poche » le premier ouvrage d’Henry de Montherlant, La Relève du Matin, consacré aux collèges catholiques, et dont il a écrit qu’il était comme un fond sonore de La Ville, ou plutôt que les deux oeuvres se complètent.